J'ai vu cette scène se répéter encore et encore au cours de ma carrière (en cabinet de conseil puis en entreprise) : devant un parterre de managers (au mieux) amusés ou (au pire) désabusés, le big boss dévoile son énième plan stratégique. Sur l'écran derrière lui, un slide identifiant 7 leviers, 8 axes, 10 piliers, 12 priorités.. Chacun a fait l'objet d'un groupe de travail et porte 4 ou 5 sous-axes ou projets. En introduction, un slide rappelait une ambition forte de croissance du CA.
Les patrons de BU sont soulagés : certes, dans chaque axe, le boss (aidé par ses consultants) a certes injecté de nouvelles priorités, mais ils ont réussi à faire en sorte que tous leurs projets en cours soient repris dans le plan stratégique, au prix d'un re-branding qui nécessitera un peu de conduite du changement.
Le DSI, seul, reste impassible, pendant que ses équipes découvrent médusés une augmentation de 150% de leur charge et des dates de livraison (pour lesquelles ils n'ont pas été consultés) ; il a eu la primeur des slides la veille mais doit la jouer corporate. S'il a un peu de bouteille, il sait que des arbitrages seront faits (inavouables aujourd'hui, et au prix de nombreuses discussions conflictuelles qui consommeront une énergie non-négligeable, mais de toute façon la capacité à faire n'augmentera pas).
Parfois, ce plan stratégique s'adjoint une gouvernance ad hoc (des comités de piliers et un comité central pour les gouverner tous - car le big boss ne va tout de même pas participer à chacun des comités de piliers, quand bien même ceux-ci étaient stratégiques) qui va un temps court-circuiter les canaux réguliers d'information et de prise de décision avant de disparaître silencieusement.
De quoi ces plans à tiroirs sont-ils le signe ?
Commençons par affirmer que ce type de plan n'est pas vraiment un plan stratégique. Il ne donne pas une claire vision de la difficulté ou menace que le management identifie comme principale, de ses enjeux ni de la nécessité d'une action coordonnée pour la résoudre, des défis et compétences/technologies/savoir-faire qui permettront à l'entreprise de les relever.
Dire cela est un peu facile et semble suggérer qu'il est aisé de dire ce qu'est une stratégie (et surtout comment la définir). Or, c'est l'inverse : définir une stratégie est un vrai art, qui implique de discerner non pas dans une liste de projets (poussés par des salariés ou des parties extérieures intéressées) mais ce qui, dans l'ensemble des ambitions, peurs, désirs, objectifs, et valeurs antagonistes qui se présentent au dirigeant, forme un ensemble cohérent qui peut être traité par un plan suivi. C'est un exercice plus créatif qu'analytique (même si l'analyse et la confrontation aux données du problème sont nécessaires pour forger l'intuition qui sera au coeur du processus créatif).
Ce plan à tiroir n'est donc pas un plan stratégique mais il n'est pas non plus un plan tactique donnant une orientation claire aux équipes leur permettant d'agir efficacement.
Mais le plus grave, ce sont à mon sens les messages envoyés par l'existence même de ce type de plan et de la structure de gouvernance ad hoc associée :
- Le premier, c'est que le dirigeant n'a pas confiance dans son management (et, plus largement, dans les équipes) pour définir le plan tactique qui va permettre d'atteindre les objectifs stratégiques. Il renonce donc à son domaine exclusif (la stratégie) pour micro-manager le tactique.
- Le second, c'est que l'organisation telle qu'elle existe n'est pas capable de prendre des virages puisque, d'une part, il faut injecter une structure de gouvernance ad hoc pour la faire bouger et, d'autre part, il y a une course entre patrons de BU qui mesurent leur valeur/influence au nombre d'actions qu'ils parviennent à faire labelliser comme stratégiques.
- Le dernier, c'est qu'elle est jugée irréformable ou que le big boss n'a pas idée de comment construire une organisation qui saura adapter ses objectifs.
2 clés pour mieux faire
Si la valeur didactique d'un plan ne doit pas être négligée, en tant que l'effort de sensibilisation associé amènera chacun à intégrer ses éléments clés dans son agir local, un plan vaut d'abord par son exécution et la focalisation des forces de l'entreprise.
De ce point de vue, le temps passé à tous les étages pour étudier puis arbitrer dans la douleur entre tous les sous-piliers du plan stratégique l'est en pure perte. Il me semble qu'un discours beaucoup plus efficace serait le suivant :
Voici la liste des projets / problématiques sur lesquelles il n'est pas nécessaire de passer du temps cette année.
On peut ajouter
Il vous est interdit d'y consacrer des efforts, sauf à démontrer qu'il s'agit d'un prérequis absolu pour atteindre tel objectif stratégique.
Finalement, tout choix est un renoncement, et une approche de la stratégie consiste effectivement à dire non pas ce qu'on doit faire, mais plutôt ce qu'on ne fera pas. Agir ainsi redonne du temps, de la capacité d'initiative et de la confiance aux équipes.
La deuxième clé me semble de définir une organisation capable de prendre des virages, ou pivoter, quasiment sans frottement. De ce point de vue, les méthodes agiles sont irremplaçables, en particulier avec une organisation qui sépare le management hiérarchique (plutôt effectué par compétence) du management fonctionnel (le PO qui détermine ce qui va être dans la roadmap produit).
Une bonne équipe agile peut sans scrupule ni attachement excessif passer d'un produit à un autre et n'est pas attachée toute entière, dans son fonctionnement ou son intégrité, à l'existence de telle ou telle fonctionnalité ou produit.
Le produit lui-même, toujours et jamais fini à la fois (toujours, car ce qui est en production est qualitatif et fonctionnel, facilement refactorable, et jamais car le produit est conçu pour évoluer à un rythme toujours soutenable), peut évoluer dans le sens des nouveaux objectifs (qui, sauf révolution radicale, passeront par une repriorisation de la roadmap, exercice qu'une équipe fait de façon périodique sans qu'il y ait besoin pour cela d'une crise managériale)
Et vous, à quoi ressemble votre stratégie IT ? :)
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